Transmission et fidélité

Publié le par Charles Martel

Mes frères,

 

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager la planche tracée par le Grand Orateur Provincial lors de la tenue de la Province d'Austrasie-Champagnes-Ardennes, samedi dernier. Merci à toi mon frère.

 

Silence Dogood (Frank F., matricule n°44804)

 

 

"Transmission et Fidélité ou : Le SOUPIR du MAURE"

"Il fut un temps et un lieu où les trois religions du Livre cohabitèrent paisiblement. De 711 à 1491, plus particulièrement entre le dixième et le douzième siècle de notre ère, les royaumes Maures installés en Espagne permirent aux hommes et aux femmes des trois Confessions de vivre en paix et de rester fidèles à leurs traditions tout en s'enrichissant au contact des autres. Modèle de tolérance et d'harmonie, la civilisation hispano-mauresque engendra des merveilles et la Tradition y trouva son compte :

A Tolède, à Cordoue, à Grenade et dans toute l'Espagne maure, le Génie se mit à parler.

La Tradition fut portée par des hommes fidèles et éclairés, justes et inspirés. Des hommes sans lesquels l'Europe du Moyen Âge n'aurait pas été fécondée et n'aurait connu ni l'algèbre et le zéro, ni la médecine perse, ni Aristote, ni Platon. Je ne citerai ici –sous leurs noms latinisés- qu'Avicenne, médecin, philosophe, écrivain, mais aussi féru d'astronomie et d'alchimie, Averroès, philosophe, théologien islamique, juriste, mathématicien et médecin, et Maïmonide, médecin, philosophe juif, jurisconsulte de la Loi juive et chef de la communauté juive d'Égypte, brillant commentateur d'Aristote, qui influencera considérablement les théologiens chrétiens via Thomas d'Aquin.

Comment tout cela s'est-il effondré ?

Nous sommes au printemps de l'année 1491. Après sept siècles de luttes la "Reconquista" est en passe d'aboutir. Seule Grenade, la sublime, résiste encore à Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon.

Le 26 avril commence le siège final.

Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1492, des négociations secrètes sont engagées et au petit jour, le sultan Boabdil se rend et livre les clés de Grenade.

La bannière de Castille et la croix catholique sont hissées sur la forteresse de l'Alhambra. Boabdil abandonne son royaume et ses palais aux mains des Rois chrétiens, moyennant un traité de capitulation qui garantit en théorie les droits des habitants, qui peuvent rester en conservant leur religion, leurs autorités juridiques religieuses et leurs biens.

Boabdil, épargné mais exilé, emprunte la route de montagne qui descend de Grenade vers la côte méditerranéenne. Dans le dernier passage où l'on peut encore apercevoir la ville, Boabdil se retourne, regarde Grenade une dernière fois et se met à pleurer. Selon la légende sa mère lui lance alors : "Tu pleures comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme !".

Encore aujourd'hui ce lieu s'appelle "le col du soupir du Maure".

 

Sur quoi pleurait Boabdil ?

Sur son royaume perdu ? Sur sa lâcheté ? Sans doute. Mais peut être pressentait-il que le pire était à venir. En effet, ne faisant pas confiance aux rois chrétiens, de nombreux musulmans préfèrent s'exiler et franchir la Méditerranée.

Trois mois plus tard , le 31 mars 1492, la Reine Isabelle 1ère publie le décret de l'Alhambra, qui ordonne l'expulsion de tous les juifs d'Espagne, les contraignant à choisir entre la conversion au catholicisme et l'exil assorti de la vente de leurs biens à vil prix.

Contrairement aux prévisions de la reine Isabelle, la majorité des juifs (environ deux cent mille) choisiront de rester fidèle à leur religion et de quitter le pays, désorganisant au passage son économie. Le Tribunal du Saint-Office de l'Inquisition espagnole, créé 14 ans auparavant pour faire régner sans partage le dogme catholique dans les royaumes musulmans reconquis, va trouver là de nouvelles proies sur lesquelles expérimenter ses techniques, traquant sans répit ceux qui étaient restés et s'étaient convertis, les "Conversos" juifs ou musulmans soupçonnés de continuer secrètement à pratiquer leur religion.

Relevons ici que le Mal, une fois investi du pouvoir temporel, a la vie dure : La Sainte Inquisition ne fut définitivement abolie qu'en 1834, et le décret de l'Alhambra du 31 mars 1492, marqué du sceau de l'autorité monarchique et de l'infamie morale, est resté officiellement en vigueur jusqu'en 1967.

Mais revenons au mois de mars 1492. La même année, à peine sept mois plus tard le 12 octobre 1492, Christophe COLOMB, mercenaire de la Couronne d'Espagne, livre deux continents tout entiers aux appétits les plus féroces, à des conquérants armés de leur ignorance, de leur ambition et de leur cupidité. Sous couvert de l'autorité de ceux qui se font désormais appeler les Rois Catholiques, ils vont massacrer les indigènes et pire encore déshumaniser les survivants en les réduisant à l'esclavage. Ils vont détruire sans comprendre, anéantissant des traditions parfois millénaires; ils vont piller et pire encore désacraliser l'argent et l'or sacerdotaux en les profanant, inondant et finalement noyant l'Espagne sous un flot mortifère de métaux profanés dont elle ne se remettra jamais, atteignant une illusoire apogée matérielle qui dissimule le début d'une véritable et longue agonie spirituelle.

Cette année là, en 1492 de l'ère chrétienne, le Génie s'est tu, pour longtemps.

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Aujourd'hui, que peut enseigner cette histoire, que peuvent enseigner ces destins et ces drames aux hommes de Tradition ?

Qu'un monarque qui n'est pas inspiré par l'Esprit ne peut parler juste ni accomplir un acte juste.

Que la fidélité seule permet la transmission.

Que sans fidélité pas de confiance ("con fides": avec la foi); sans confiance pas d'alliance (ni avec le Divin, ni avec les autres, ni avec soi-même); sans alliance pas d'initiation; sans initiation, pas de transmission; sans transmission pas d'expression possible de la Tradition.

Que la foi, tension active vers le Divin, ne supporte ni le dogme ni la trahison.

Lorsque nous avons été reçus Apprentis Francs-Maçons, nous sommes nés à la vie initiatique. Mais le fil qui nous relie à la vie initiatique est ténu. Il doit sans cesse être tissé par le travail et la fraternité. Il est fragile et peut être distendu voire rompu. Il s’agit d’un entreprise humaine et donc faillible.

Les Compagnons et surtout les Maîtres doivent savoir que l'usage de la parole sacrée et des outils symboliques peut être extrêmement dangereux, pour soi-même, pour les autres et pour le chantier tout entier.

 

En Maçonnerie, il faut avoir le mot juste et le geste juste. Les anciens égyptiens diraient qu'il faut être "juste de voix" pour réussir sa comparution devant le Tribunal d'Osiris. Dans l'un de nos rituels, il est dit qu'un Maçon doit s'efforcer d'être vrai et juste en toutes circonstances.

A défaut, celui qui, d'altération en falsification, de compromis en compromission, de renoncement en trahison, se met en danger, met en danger l’ensemble du chantier et donc l'œuvre tout entière.

En citant le philosophe Maurice Merleau-Ponty, je dirai que notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle nous engage envers l'Humanité toute entière. En tous cas envers la Maçonnerie toute entière, Ordre Universel. Notre responsabilité est de transmettre fidèlement l'étincelle qui nous a été révélée par l'initiation. Cette responsabilité est écrasante lorsqu'elle est exercée au nom du groupe, par ceux qui, du fait de leur élection (au sens littéral: le choix) sont garants de la préservation des valeurs transmises.

Dans nos Ateliers, nous n'admettons la candidature d'un profane que par une majorité qualifiée, afin d'éviter tout risque de perturbation de l'harmonie qui règne au sein de la Loge. De même les candidats au Vénéralat sont pressentis pour leur capacité à préserver cette harmonie. Gageons qu'il doit en être de même pour la Grande Maîtrise et que celle-ci doit considérer la préservation de l'harmonie comme une voie d'exemplarité.

Sans la recherche ardente de l'harmonie, il ne peut y avoir de confiance au sens où nous l'avons évoquée, ni par suite de transmission efficiente. Le lien avec la Tradition se trouve alors altéré ou même rompu. La Maçonnerie est synonyme de recherche d'unité : sinbolum et non diabolum.

Comment peut-on identifier ceux qui cherchent la satisfaction de l'ego et non la réalisation de l'initiation, ceux qui cherchent le pouvoir et non la Connaissance, sinon par leur capacité à diviser ?

"Diviser pour régner" dit le proverbe profane.

Et lorsque le pouvoir de diviser est porté à la tête d'un système et que chacun sert ce système, alors le pire est à craindre. Rappelons-nous les enseignements de l'Histoire. Rappelons-nous les crimes des totalitarismes. Goebbels et Papon étaient-ils simplement des petits serviteurs de l'Etat ou des grands serviteurs du Diable, Diabolum, celui qui, en divisant à l'extrême, manipule les foules et bien pire : martyrise les corps, morcèle les âmes et insulte l'Esprit jusqu'à faire vaciller sa flamme en ce monde ?

La recherche de l'unité est la première règle fondamentale pour préserver la transmission et la fidélité.

Celui qui divise doit donc être écarté.

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Bien évidemment tout comme un profane, un Franc -Maçon peut se tromper et être trompé. De même la Loge peut se tromper ou être trompée. Chaque frère peut chuter ou faillir et il en est de même pour le groupe. Mais le devoir de tout Maçon est alors d'écarter du chantier celui qui le perturbe et rétablir au plus vite le lien entre la Loge et la Tradition.

Il en est de même à tous les niveaux de la structure humaine que constitue une obédience. L'obédience n'est pas l'Ordre. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler le rituel d'installation du VM et le rituel d'ouverture des travaux par le VM.

Le VM a été, comme toujours en Maçonnerie, reconnu pour tel. D’abord par son élection au sein de sa Loge, puis par son installation sous l’autorité de notre obédience, dont la seule justification est d'organiser les conditions matérielles et administratives des travaux et de garantir leur régularité.

Rappelons que le maillet, l’épée et l’équerre de son bijou sont les outils symboliques transmis au VM par son prédécesseur afin qu’il s’inscrive dans la Tradition. Et que la Charte de la Loge ainsi que les règlements généraux sont les outils institutionnels remis par l’Officier installateur représentant le Grand Maître afin que le VM s’engage à respecter la Régularité.

C’est ainsi, marqué tout à la fois du sceau de la Tradition et de celui de la Régularité, que le VM devient l'un des Chef de l’Ordre. Il s’agit bien de l’Ordre Maçonnique, c’est à dire la FM Universelle, orientée vers l’Un. C’est la raison pour la quelle nos travaux sont ouverts et nos cérémonies accomplies (y compris l’installation) d’abord à la Gloire du GADLU, puis au nom de la FM Universelle, enfin et enfin seulement, sous les auspices de la G.L.N.F.

En d'autres termes : La fidélité envers le Divin d'abord, la transmission des valeurs universelles de la Franc - Maçonnerie ensuite, dans la Régularité confiée enfin (con fides).

Le respect de ce tropisme, qui constitue une triple alliance, est la deuxième règle fondamentale.

Ainsi, celui qui confondrait sciemment Ordre et obédience, bouleverserait gravement ce tropisme et engendrerait une dérive papiste et les conditions idéales pour créer un Golem maçonnique, dont la capacité de nuisance serait proportionnelle à notre complaisance à l'accepter.

Quiconque porte atteinte à ce tropisme se place à la fois hors de la fidélité, hors de la transmission et hors de la régularité. Et il rompt ainsi la triple alliance avec le Divin, avec l'Ordre et avec ses Frères.

Celui qui rompt l'alliance doit donc être écarté.

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La troisième règle fondamentale est celle du miroir. Le miroir substitué par le regard de l'autre. Ou plus exactement le regard de l'autre soi découvert derrière le miroir.

A la question "Êtes-vous Franc -Maçon ?" seul un profane pourrait répondre "oui".

"Mes Frères me reconnaissent pour tel" est la seule réponse initiatique, qui permet d'offrir, à celui qui la vit au fond de son cœur, l'espoir de soumettre sa volonté à ses devoirs et de faire des progrès en Maçonnerie. En d'autres termes l'espoir de maîtriser son ego, et de tendre vers une réalisation personnelle dans une démarche collective, fraternelle et harmonieuse.

Passer de l'individu à la personne, pour espérer passer de la matière à l'Esprit.

Sans le respect de la règle, "mes Frères me reconnaissent pour tel", rien ne peut fonctionner, ni sur le plan initiatique, ni sur le plan institutionnel. Quelques soient nos grades, nos qualités, nos fonctions, ils ne nous ont été confiés ("con fides" encore) que parce que nos Frères nous ont reconnus pour tel.

Aucun d'entre nous, même et peut être surtout au plus haut niveau, ne saurait méconnaitre cette règle. Car ce qui est en haut est comme ce qui est bas. Ce double mouvement d'échanges entre le haut et le bas est l'essence de tous nos rites. Le Maçon reçoit et transmet ce qui vient d'en haut pour transformer ce qui est en bas. Et ce qui est en bas peut alors participer à la réalisation du plan de Ce qui est en haut.

Ainsi, celui qui ne perçoit pas cela comme un échange, comme le partage d'un chemin de spiritualité mais comme l'exercice régalien d'un illusoire pouvoir matériel, celui qui dans ces conditions se voit retirer la confiance ("con fides" toujours) de ses Frères, celui-là ne peut plus assurer ses fonctions.

Sauf à rompre le lien de fraternité nécessaire à la transmission dans la fidélité.

Sauf à rompre le lien entre le haut et le bas.

Sauf à ouvrir les cachots dans lesquels nous avions si péniblement enfermé nos vices.

Sauf à laisser l'égoïsme, l'ignorance et l'ambition se substituer à la sagesse.

Sauf à laisser la force régner en souveraine maîtresse.

Sauf à engendrer un système totalitaire.

Celui qui brise le miroir doit donc être écarté.

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En conclusion :

Celui qui divise, celui qui rompt l'alliance, celui qui brise le miroir,

Celui-là ne peut plus porter le flambeau de la Tradition qui lui a été confié par ses Frères.

Il ne peut que diviser et désunir, rompre et corrompre.

Il ne peut plus assumer les hautes fonctions initiatiques du Prophète, du Prêtre et du Roi.

Il n'est plus apte à connaître, il n'est plus disposé à aimer, il n'est plus qualifié pour agir.

 

Alors mes Frères, jusqu'où notre réflexion doit-elle se poursuivre en regard de ces trois règles fondamentales, en regard de la conscience d'homme libre et de bonnes mœurs qui nous unit, en regard du devoir de transmission du Franc -Maçon, en regard de sa fidélité à l'Ordre Maçonnique qui est la Franc-maçonnerie Universelle ?

Comment en effet ne pas placer dans la même perspective transmission et fidélité avec devoir et vérité ?

Alors que faire mes Frères ?

Que faire pour garantir la transmission et respecter la fidélité à la Tradition ?

Que faire pour accomplir le devoir de transmission avec foi, espérance et charité ?

Faut-il relativiser, prendre du recul et observer avec distance les cycles de l'histoire et les méandres des affaires humaines ?

 

Il est vrai que le souffle de l'homme, même lorsqu'il est morbide et mortifère, n'est pas de ceux qui peuvent éteindre la flamme de la Tradition. Mais il peut la faire vaciller en ce monde et infliger des blessures profondes à ceux qui la portent en eux. Sans doute la flamme irait-elle briller ailleurs ou autrement. Les vertus théologales renaissent de toutes les cendres.

Mais en ce cas, quelle responsabilité mes Frères ! Quelle responsabilité de laisser anéantir le travail de plusieurs générations, de laisser souiller l'âme de tous les Francs- Maçons, j'allais dire de tous les Francs- Maçons sincères, comme s'il pouvait en y avoir d'autres. Ou alors si ces autres là existent, c'est sans doute qu'ils ne sont pas ou plus Francs- Maçons.

Mais alors que faire ?

Faut-il comme Boabdil, conserver son confort matériel mais perdre son âme ?

Faut-il comme Boabdil, se sauver soi même mais abandonner ses Frères ?

Faut-il comme Boabdil, attendre le pire et se soumettre sans combattre ?

Faut-il comme Boabdil, choisir l'exil et se condamner à l'errance ?

 

Que le Grand Architecte de l'Univers nous préserve d'un tel malheur !

Que le Grand Architecte nous épargne la veulerie et la désespérance.

Que le Grand Architecte nous garde de devoir un jour pleurer comme une femme ce que nous n'aurions pas su défendre comme un homme, comme un Homme de Tradition.

Que le Grand Architecte nous garde d'avoir un jour à pousser "le soupir du Maure".  

 

J'ai dit, T.R.G.M.Pr."

 

Laurent B...

Grand Orateur Provincial 

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